Perte de sens et nouvelles formes de domination au travail

Dénonciation de la prétendue autonomie dans le management moderne

Danièle Linhart, sociologue, directrice de recherche émérite au CNRS, a analysé en détail l’évolution du management, en montrant que les méthodes contemporaines, sous couvert de promouvoir l’autonomie, la flexibilité et l’épanouissement des salariés, poursuivent en réalité le même objectif que le taylorisme et le fordisme (Baronian, 2013) : déposséder les travailleurs de leur savoir-faire et de leur pouvoir sur le travail. (Linhart, 2015, 2020)

Parmi ses ouvrages majeurs figurent « La comédie humaine du travail » (Linhart, 2015), qui analyse l’évolution du taylorisme et du fordisme vers des formes contemporaines de management déshumanisant les salariés – lire la synthèse de (Higelé, 2015) et regarder (Institut la Boétie, 2024a) – et « L’insoutenable subordination des salariés » (Linhart, 2020), où elle démonte les illusions du néo-management dont les « entreprises libérées ». Derrière les discours sur le « bonheur au travail », elle dénonce de nouvelles formes de domination, plus insidieuses, plus psychologiques, mais tout aussi efficaces.

Danièle Linhart vilipende la prétendue autonomie en montrant qu’il s’agit d’une illusion soigneusement entretenue par les directions d’entreprise. Selon elle, derrière le discours de flexibilité et de valorisation des qualités individuelles, le management contemporain poursuit en réalité un objectif de contrôle renforcé des salariés. (Linhart, 2015, 2020) (Institut la Boétie, 2024a, 2024b, 2025)

Elle explique que le management moderne individualise le rapport au travail, remplaçant la solidarité collective par une compétition permanente entre les salariés, ce qui fragilise leur position et renforce leur subordination. Elle a développé la notion de « précarité subjective », qui décrit le malaise et l’incertitude ressentis par les salariés face à cette situation.

Pour elle, sous couvert de passer pour une entreprise réactive, l’autonomie affichée n’est qu’un trompe-l’œil : les salariés sont confrontés à des changements organisationnels incessants, à la multiplication des procédures et à la nécessité constante de s’adapter, ce qui les transforme en « apprentis à vie ». (Institut la Boétie, 2024a, 2024b, 2025). C’est ce qu’elle appelle « l’obsolescence de la professionnalité ». « Il n’y a plus d’experts, plus de savoirs. » (Fournier et Linhart, 2021). Cette instabilité organisée vise à rendre obsolète leur expérience professionnelle et à saper leur confiance, tout en masquant les rapports de domination sous une rhétorique humaniste et personnalisante. (Higelé, 2015)

Prenant à contre-pied les apparences, elle explique que dans les « entreprises libérées », le discours sur l’autonomie et la liberté masque le maintien, voire le renforcement, du pouvoir du dirigeant, désormais désigné comme « leader » dont la vision et les critères ne peuvent être contestés. Les méthodes de travail sont souvent imposées par des consultants externes, ce qui laisse peu de place à une véritable auto-organisation ou à une remise en cause collective de l’organisation. La subordination est simplement déplacée : elle devient plus personnalisée et intériorisée, mais reste bien présente.

Danièle Linhart souligne également que ce modèle permet de faire des économies en supprimant des managers intermédiaires et en transférant de nouvelles responsabilités sur les salariés, sans pour autant revaloriser leur statut ou leur rémunération. Les salariés sont mis en concurrence et la pression des pairs se substitue à la hiérarchie traditionnelle, rendant la régulation sociale plus efficace pour l’entreprise mais plus insidieuse pour les travailleurs. Cela permet de déplacer la responsabilité des difficultés rencontrées au travail sur les individus eux-mêmes, en attribuant les problèmes à leurs comportements plutôt qu’à l’organisation du travail. 

Les conflits collectifs sont invisibilisés et dépolitisés et la contestation syndicale discréditée, tandis que les enjeux fondamentaux du travail (comme le partage de la valeur ou la finalité du profit) restent hors du champ de la discussion. (Linhart, 2015, 2020). Le management moderne impose ainsi une loyauté intériorisée, tout en continuant à déposséder les salariés de leur pouvoir sur leur activité.

« Vous vous sentez mal au travail ? C’est normal, c’est conçu pour »

Dans un entretien avec Olivier Berruyer pour le média Élucid, Danièle Linhart revient sur les nouvelles formes de domination au travail. Derrière les discours sur l’autonomie, la bienveillance ou le sens, le management individualise, culpabilise et fragilise. Elle montre comment la mise en concurrence, l’effacement du collectif et le contrôle intériorisé débouchent sur une subordination réinventée, et plus efficace que jamais.

Au cours des échanges, elle aborde les thématiques suivantes :

  • La perte de sens au travail
  • L’évolution du travail depuis le taylorisme
  • Les managers modernes : des « anthropreneurs »
  • La « bienveillance » pour masquer les violences
  • L’individualisation extrême
  • L’IA va t-elle changer le travail ?
  • Les vraies causes de la souffrance au travail
  • La réaction de la jeunesse
  • L’impact sur les cadres
  • La pseudo-méritocratie en entreprise et la précarisation des salariés
  • Les logiques managériales dans les services publics
  • L’évolution nécessaire du monde du travail

Synthèse

Remettre en cause le lien de subordination et reconstruire le collectif

Danièle Linhart apporte une compréhension des mutations du management et dévoile les mécanismes de domination à l’œuvre derrière les discours de modernité et d’humanisation du travail. Elle renouvelle la critique sociologique du travail en montrant que la subordination des salariés ne disparaît pas, mais se réinvente sous des formes psychologiques et organisationnelles plus sophistiquées.

Pour Danièle Linhart l’évolution nécessaire du monde du travail passe par une remise en cause profonde du lien de subordination et par la reconstruction du collectif dont les principaux axes sont :

  • Sortir du lien de subordination : Elle considère que le lien de subordination, qui fait du salarié un simple exécutant soumis à l’autorité de l’employeur, est un héritage archaïque incompatible avec les valeurs démocratiques. Elle appelle à inventer de nouvelles formes de relations de travail où les salariés seraient de véritables acteurs, capables de définir collectivement la nature, la qualité et la finalité de leur activité.
  • Recréer du collectif : Danièle Linhart insiste sur l’importance de rompre avec l’individualisation des rémunérations, des objectifs et des évaluations, qui mettent les salariés en concurrence et détruisent la solidarité. Il s’agit de permettre aux travailleurs de partager leur expérience, de mutualiser leurs savoirs et de définir ensemble ce qu’est un « travail bien fait ». Sur cette thématique relire (Clot, 2014, 2017 ; Clot et al., 2024).
  • Redonner du pouvoir d’agir aux salariés en donnant aux salariés la possibilité d’influencer l’organisation de leur travail, de faire reconnaître leur expertise professionnelle et de reprendre la main sur les processus et les finalités de leur activité. Relire (Clot, 2014, 2017 ; Clot et al., 2024) aussi sur ces points.
  • Faire du travail un enjeu de société, par un débat collectif sur la place du travail, sa finalité, son utilité sociale et environnementale, afin que le travail contribue au bien commun sans être prédateur pour la santé des salariés ou pour la planète.
  • Démocratiser l’entreprise, en associant réellement les salariés aux décisions qui les concernent et en leur permettant de sortir de la simple exécution pour devenir des acteurs à part entière.

En résumé, pour Danièle Linhart, l’évolution nécessaire du monde du travail implique de rompre avec la subordination, de renforcer le collectif, de démocratiser l’organisation du travail et de replacer l’intelligence collective au centre des entreprises et de la société.

Autres lectures sur le management dévoyé

Une mise en perspective complémentaire peut être trouvée dans l’ouvrage « Le travail invisible. Enquête sur une disparition« , dans lequel Pierre-Yves Gomez analyse le phénomène de l’invisibilisation du travail dans les sociétés contemporaines, sous l’effet de la financiarisation de l’économie et de la mise en œuvre de nouvelles formes de management et de gestion des entreprises. Selon (Gomez, 2013, 2019), le travail réel – c’est-à-dire l’activité concrète, humaine, subjective et collective qui crée de la valeur – a été occulté par la domination des logiques financières et des outils de gestion abstraits (tableaux de bord, indicateurs, ratios).

Il dénonce la perte de sens et de reconnaissance : les travailleurs ne voient plus la finalité ni la reconnaissance de leur activité, ce qui génère frustration et perte de motivation ; et la détérioration du collectif par l’individualisation qui affaiblit la solidarité et l’expérience collective du travail. Enfin, il démontre la crise du management, devenue une gestion abstraite et standardisée éloigne les managers de leur rôle de « meneurs d’hommes », capables de comprendre et de valoriser le travail humain. Lire aussi (Dupuy, 2013, 2016) sur son analyse de la « faillite de la pensée managériale ».

Ressources

Bibliographie de Danièle Linhart en lien avec l’article

Lire aussi d’autres mises en perspectives

Crédit photo (cc) : Wikipédia

A propos de l'auteur

IPRP spécialisé en intervention ergonomique et en AMOA de projets, j'interviens auprès des organisations qui souhaitent concilier conditions de travail et objectifs de performance, transformer les enjeux environnementaux et sociétaux en leviers de développement et de différentiation.

Je suis convaincu que placer les collaborateurs au centre de l'organisation aura un impact transformationnel sur toute l'activité : gagner en productivité sans sacrifier la qualité de vie au travail, préserver le sens et encourager le travail bien fait développera la satisfaction des clients et la croissance des résultats.

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